lundi 1 juin 2009

Chaos - La Moldavie éclatée

Manifestant à Chisinau, le 7 avril, les opposants au régime communiste sont débordés par la mise à sac du Parlement © REUTERS/Gleb Garanich

Le pays est écartelé entre la Roumanie, tête de pont de l’Europe, et la Russie.

par Anne Nivat

Même en rêve, Natalia Morar, 25 ans, n’avait jamais espéré un tel succès. Le lendemain des élections législatives du 5 avril qui ont donné la majorité absolue aux communistes, Natalia et un groupe d’amis échangent des textos pour organiser sur-le-champ un « flash mob », une manifestation pour dénoncer le truquage du scrutin. Le 7 avril, 10 000 personnes se retrouvent ainsi, une bougie à la main, sur la grande place de Chisinau, la capitale. Ce que Natalia et les siens n’avaient pas prévu, c’est que les casseurs seraient aussi de la fête qui ont mis à sac le Parlement. Et que la police réagirait à la soviétique : plus de 200 arrestations avec à la clé bastonnades et séances de torture dans les commissariats.

Damian Hincu est au nombre des victimes. Kidnappé par des hommes masqués alors qu’il est resté tout l’après-midi à la bibliothèque universitaire, il passe deux journées cauchemardesques au fond d’une cellule, sans boire ni manger, et sous une pluie de coups-matraque, crosse de kalachnikov, bottes-qui lui laissent un bras cassé. « Quand je demandais un avocat, les coups pleuvaient de plus belle », se souvient ce jeune homme blond dont le visage porte encore des ecchymoses. « J’ai reçu une bonne leçon de réalisme politique, affirme-t-il avec amertume. Mais je n’arrive toujours pas à imaginer qu’un pays qui touche des subsides de l’Union européenne depuis des années et qui sera peut-être un jour membre de l’UE puisse tolérer la torture. »

Pulsions séparatistes

De l’inconvénient de la schizophrénie ! Ancienne république soviétique indépendante depuis 1991, la Moldavie-4,3 millions d’habitants-, coincée entre la Roumanie à l’ouest et l’Ukraine à l’est, est située sur une zone de fracture où se mêlent les influences de l’Europe occidentale et celles de la puissante Russie, impériale ou communiste. Finalement, ce qui était la Bessarabie roumaine jusqu’en 1940 a été annexé à l’Union soviétique par Staline en vertu du pacte germano-soviétique. Depuis qu’en 2007 l’Union européenne s’est ouverte à la Roumanie, un pays qui partage langue, traditions et culture avec une grande partie des Moldaves, la bipolarisation de la société s’est exacerbée. Ceux qui parlent roumain et vivent essentiellement dans les campagnes rêvent d’un rattachement à la Roumanie. Les autres, Ukrainiens, Russes, Bulgares et juifs, tous russophones, restent très attirés par le modèle de la Russie postcommuniste. L’écartèlement de la société avait atteint son paroxysme en 1992, avec la sécession de la Transnistrie, la partie la plus industrialisée du territoire, située à l’est du fleuve Dniestr. La « guerre » ne dura que quelques semaines, mais fit plusieurs milliers de victimes. Et même si les armes se sont tues, cet étroit territoire maintenant inféodé à Moscou ressemble aujourd’hui encore à une cicatrice jamais refermée. Car les 1 500 soldats russes qui étaient à l’époque venus à la rescousse des séparatistes sont restés sur place, officiellement en tant que « forces de maintien de la paix ».

Deux fois grande comme le Luxembourg, la Transnistrie a, certes, son gouvernement, sa monnaie, son drapeau, son armée et ses postes frontière, mais aucun pays n’en a reconnu l’indépendance. Véritable abcès entre Tiraspol, la capitale transnistrienne, et Chisinau, la capitale moldave, la question du retour de la province séparatiste au sein de la Moldavie reste un sujet tabou, notamment à cause de l’influence de la Russie sur ce territoire, avec lequel elle ne possède pourtant pas de frontière commune.

Quête d’identité

L’éventualité de l’arrivée au pouvoir à Chisinau d’un dirigeant hostile à Moscou et prônant un rapprochement avec la Roumanie, donc avec l’UE, constitue un scénario catastrophe pour les autorités transnistriennes. « Si la Moldavie n’a pas, d’ores et déjà, été rattachée à la Roumanie, c’est grâce à la Transnistrie ! Car, bientôt, la moitié des Moldaves auront un passeport roumain ! » s’insurge Evgueni Chev-tchouk, ancien policier et actuel président du Soviet suprême (Parlement) de la république autoproclamée. De fait, Bucarest a allégé les procédures qui permettent aux Moldaves de recouvrer leur citoyenneté roumaine ; 800 000 personnes auraient ainsi déposé des demandes de « roumanisation ».

Ironie de l’Histoire : en Transnistrie, où la carte d’identité n’est valable qu’à l’intérieur de la république autoproclamée, la course aux passeports des pays voisins est encore plus effrénée. Ukrainiens, Russes, Bulgares et Moldaves, qui constituent la population de ce territoire, cherchent tous à acquérir des passeports étrangers leur permettant de voyager librement. Ceux des pays membres de l’UE sont les plus recherchés, mais aussi les plus difficiles à obtenir et les plus onéreux sur le marché de la contrefaçon.

Les Transnistriens qui ne veulent ou ne peuvent émigrer, mais ne supportent plus la précarité, se réfugient dans la contestation. Le 1er mai, quelque 400 personnes se sont rassemblées dans un parc du centre de Tiraspol, à l’occasion de la fête des Travailleurs. On y a dénoncé l’inflation, exigé des hausses de salaires et, fait nouveau, « des médias libres et indépendants ». C’est qu’en Transnistrie non plus il n’est pas facile de s’opposer au pouvoir central, concentré depuis dix-huit ans entre les mains du président élu Igor Smirnov, un ancien communiste.

« La situation économique est catastrophique , déplore Irina, une Moldave de 34 ans qui avait travaillé auparavant pour Coca-Cola à Chisinau. Au moins, là-bas, il y a quelques investissements alors qu’ici, à Tiraspol, on ne trouve pas une seule société étrangère ! » Directrice d’un supermarché Sherrif , une chaîne de magasins appartenant à un homme d’affaires en situation de quasi-monopole, également propriétaire des stations d’essence et du réseau de téléphones portables, Irina gagne 700 dollars par mois, un très bon salaire. Elle a trois enfants à charge, car son mari, un Transnistrien depuis quatre générations, ne dispose pas d’un travail stable. Et il refuse de s’installer en Moldavie, où il dit ne pas se sentir à l’aise.

Que ce soit à Chisinau, où l’élite politique, majoritairement communiste, vient d’élire à la tête du Parlement l’ancien président de la République, ou à Tiraspol, où la vie politique semble calquée sur celle de la défunte Union soviétique, les scories de l’Histoire malmènent ces populations en quête d’identité. Et pour longtemps encore : « La Moldavie, dans ses frontières actuelles, ne constitue pas encore un Etat digne de ce nom, explique Vitalie Nagacevschi, ancien représentant du gouvernement moldave auprès de la Cour européenne des droits de l’homme et fraîchement élu député de l’opposition. Notre population ne sait tout simplement pas qu’il est possible de vivre autrement : avec, par exemple, de l’eau qui coule au robinet, et sous un régime qui soit une démocratie réelle et non virtuelle. »


Publié le 28/05/2009 - Modifié le 01/06/2009 N°1915 Le Point

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